Article de Kévin Lafaye (IGE 2019)

 

 

Décroissance : de quoi parle-t-on ?

La décroissance est un concept politique, économique, social et même philosophique, qui s’oppose à l’idéologie selon laquelle l’accumulation de richesses conduit au bonheur de l’être humain. Ce courant de pensée trouve ses origines dans l’émergence d’une conscience écologique mondiale dans les années 1970. Après la publication du rapport Meadows pour le Club de Rome en 1972[1] et la conférence des Nations-Unies à Stockholm de la même année, de nombreux intellectuels et personnalités publiques appellent à un changement de paradigme pour notre société comme Sicco Manscholt, vice-président de la commission européenne[2]. Le terme décroissance apparait dans les écrits des auteurs français André  Amar[3] et André Gorz[4].

Malgré ce réveil écologique, le courant de pensée de la décroissance disparait des débats publics dans les décennies suivantes jusqu’à ce qu’il refasse surface dans les années 2000 avec la prise de conscience de la gravité de la crise écologique à venir, révélée par les innombrables signaux d’alarme émis par la communauté scientifique. Au lieu de l’abondance, de la prospérité et de la paix, promises par le système économique mondial dominant[5], basé sur un modèle productiviste recherchant le profit à n’importe quel prix, la majeure partie de l’humanité doit faire face à un épuisement des ressources naturelles et de la biodiversité, au changement climatique et à l’aggravation de la pauvreté et des inégalités.

Le mouvement décroissant renouvelle les critiques de la croissance et du développement comme seuls moteurs de la société humaine, qui bien souvent s’imposent contre la volonté des peuples. Bien que fondamentalement opposé à l’idéologie de la croissance calculée par le PIB, la décroissance n’est pas synonyme de l’inverse de la croissance ou d’une croissance négative. Partant du constant qu’il faudrait plusieurs planètes Terre pour que l’ensemble de la population mondiale vive avec le même niveau de vie qu’un occidental[6], la décroissance appelle à un changement radical dans nos habitudes de consommation et de vie et un nouvel ordre politique et social pour nos sociétés humaines afin de garantir pour les générations futures les conditions nécessaires à la vie. C’est un choix politique volontaire de réduction de consommation par la redéfinition de ses besoins qui conduit à une philosophie de vie parfois appelée « l’abondance frugale »[7].

Mais à l’heure d’une énième Conférence des Nations-Unies sur les changements climatiques (COP) dont on peut douter de l’impact bénéfique[8], du climato-scepticisme et des discours minimisant la gravité de la crise écologique, des nombreuses dérives autoritaires dans les pays secoués par des révoltes sociales sans précédent dans pays le monde entier[9], le changement de système prôné par le mouvement de la décroissante est-il réalisable dans le système politique actuel des démocraties occidentales ?

 

Démocratie : une autre histoire

Des mots dêmos « peuple » et kratos « pouvoir », le mot démocratie signifie donc le pouvoir du peuple. Les premières expérimentations de son fonctionnement politique remontent à la démocratie athénienne du Vème siècle av J.C. Souvent idéalisée et désignée comme l’ancêtre des démocraties occidentales modernes, celle-ci était en réalité bien loin d’être une démocratie selon notre conception actuelle. En effet, seuls les citoyens, c’est-à-dire les hommes libres nés de pères athéniens, pouvaient participer à la vie politique de la cité. Ainsi, la démocratie grecque de l’époque ne concernait qu’environ 10% du peuple de la ville puisque les femmes, les enfants, les métèques[10] et les esclaves en étaient exclus.

On pourrait imaginer que ce partage du pouvoir entre une petite élite est dû au fait que la démocratie athénienne n’était que les prémices de ce type de régime politique, mais les exemples suivants de l’histoire nous contredisent. Les régimes démocratiques de la république romaine avant notre ère, le parlement anglais du 13ème siècle ou encore la république fédérale américaine à sa création, tous ces régimes politiques n’incluaient qu’une partie plus ou moins importante du peuple qui les constituaient.  Même dans les démocraties occidentales modernes, cela était encore vrai il y a peu de temps. L’esclavage n’est globalement interdit qu’à la fin du 19ème siècle et les femmes n’ont obtenu le droit de vote qu’à partir du début du 20ème siècle, parfois très tard. Par exemple, la suisse, qui est souvent cité comme un exemple de démocratie participative, n’a accordé le droit de vote aux femmes qu’en 1971 !

À la lueur de ce constat, on peut alors se demander quelles sont les raisons principales de l’élargissement de la démocratie à une frange toujours plus grande du peuple au cours de l’histoire. La réponse la plus naturelle est d’en appeler au « progrès » et le fait que les hommes sont devenus foncièrement meilleurs. La plupart d’entre nous considère probablement que nos sociétés modernes sont plus morales et justes que celles qui les ont précédées. Pourtant, les inégalités n’ont aujourd’hui jamais aussi été fortes dans le monde.

Une autre analyse de l’histoire permet alors d’avancer une raison moins romantique et plus concrète :  c’est l’augmentation générale du niveau de vie des sociétés humaines qui a permis l’inclusion d’une part toujours plus importante de cette dernière dans la vie politique. Historiquement, les esclaves fournissaient aux « hommes libres » la force mécanique nécessaire à la production et donc à l’accumulation de richesses et de confort. Avec les débuts de la révolution industrielle et l’utilisation croissante de ressources fossiles (charbon, puis pétrole et gaz), ces derniers ont été remplacés par des machines toujours plus puissantes. Selon cette vision, nous sommes ainsi passés de sociétés esclavagistes à des sociétés exploitants des esclaves mécaniques[11]. Cela nous a permis de mettre à notre service une quantité d’énergie largement supérieure à celle dont nous disposions jusque-là à travers sa force musculaire, celle des animaux domestiques ou celle des énergies renouvelables comme le vent. Fort de cette énergie pratiquement illimitée au début de la révolution industrielle, nous avons pu façonner l’environnement à notre guise et augmenter notre niveau de vie exponentiellement.

Cependant, aujourd’hui l’exploitation de ces ressources fossiles (et de toutes les autres) et le dérèglement climatique qu’elles engendrent, place nos sociétés modernes face un défi majeur : comment stopper l’utilisation des ressources qui ont permis leur essor sans remettre en question leur avenir ?

 

Démocratie : système politique apte à promouvoir la décroissance et

résoudre la crise écologique et climatique ?

Bien que la démocratie soit vue par la plupart d’entre nous comme le « moins pire » des régimes politiques, de tous temps des philosophes et intellectuels de tous bords ont émis des critiques à son égard. Dès ses origines, Platon considérait la démocratie comme dangereuse car s’appuyant sur la bêtise du peuple plutôt que sur la connaissance et l’expérience du philosophe[12].

Plus récemment, quelques décennies seulement après la révolution française et l’indépendance des États-Unis, le philosophe français Alexis de Tocqueville publie à son retour de voyage aux États-Unis l’ouvrage De la démocratie en Amérique dans lequel il livre un regard prophétique sur les dangers de la démocratie moderne. Selon lui, la sacralisation de l’égalité conduit à deux effets pervers principaux : le conformisme, qu’il appelle « la tyrannie de la majorité », et l’individualisme, qu’il assimile au « désintérêt pour les affaires publiques » et « l’amour des jouissances matérielles »[13]. S’appuyant sur cette réflexion et d’autres analyses, Tocqueville énonce des constats d’une justesse incroyable près deux siècles plus tard dont13,[14],[15] :

  • la démocratie à la « tyrannie douce » avec l’instauration de la tutelle étatique dans tous les domaines de la vie des citoyens (bien qu’aujourd’hui l’ultra-libéralisme tend à déconstruire cela),
  • la démocratie renforcera l’individualisme et la propension à se considérer perpétuellement insatisfait de son sort,
  • la société démocratique amènera la consommation de masse,
  • en démocratie, le temps se raccourcira et le présent l’emportera sur l’avenir (le temps long).

La résolution de la crise écologique et climatique en cours posant un défi colossal à nos sociétés modernes démocratiques perfusées à l’énergie abondante et peu cher (la grande majeure partie des émissions mondiales proviennent de démocraties), les réflexions de Tocqueville amène à nous questionner sur la capacité de la démocratie à prévenir ce péril de long terme en promouvant un modèle de société plus frugal.

Selon Jean-Marc Jancovici, la réponse semble clair14. Les dirigeants politiques des démocraties ne sont élus que pour exécuter les désirs de la majorité et non pour être plus entreprenant que celle-ci, et de toute façon la plupart d’entre eux n’en savent pas plus sur un sujet donné que le citoyen lambda. De ce fait, si nous souhaitons influer sur les décisions prises dans nos sociétés, il nous faut que nous disions clairement à la puissance publique la politique que nous souhaitons voir mettre en place. Cependant, d’après l’ingénieur, nous avons une attitude schizophrénique à ce sujet puisque la majorité est le plus souvent contre toutes les solutions nécessaires à la résolution de la crise en cours et souhaite seulement continuer à consommer « as usual ».

Comme l’a montré la crise des Gilets jaunes et les grèves à répétition, les bonnes intentions sont souvent mises à mal dès que l’on touche au niveau de vie de la majorité. Ces soulèvements populaires rassemblent une grande partie des citoyens sur les problèmes à régler et leurs origines (urgence climatique, inégalités croissantes, justice sociale, etc.) mais elles montrent aussi les limites de la démocratie pour trouver un accord sur des sujets complexes.

Devant ce constat d’impuissance, certains pourraient être alors tentés de pousser la « tyrannie douce » un peu plus loin et d’expérimenter le « despotisme éclairé ». Trouvant ses origines dans la philosophie des Lumières du 18ème siècle, notamment Voltaire, cette doctrine politique promeut l’exercice du pouvoir absolu par un monarque guidé par la raison et au service de l’état dans un objectif de progrès continu[16]. Une version moderne du despotisme éclairé pourrait être incarnée par le régime communiste chinois actuel. Après un développement économique sans précédent et la transformation du pays en l’atelier du monde, les bénéfices de cette croissance effrénée ont été rattrapés par les dégâts environnementaux colossaux. Ainsi, malgré les nombreuses critiques que l’on peut faire au régime chinois (liberté d’expression et de la presse non-existante entre autre), celui-ci commence à prendre au sérieux la crise environnementale et a pris des mesures fortes, notamment en ce qui concerne la pollution de l’air[17].

 

Éco-fascisme ou éco-démocratie ?

Nos démocraties modernes consuméristes ont besoin de la croissance pour se maintenir. Cette dernière étant en berne dans la plupart des pays développés, on observe la montée du populisme et des extrêmes. Pour répondre au défi de la crise écologique, deux philosophies principales s’affrontent : l’éco-fascisme et l’éco-démocratie.

Ceux qui doutent des capacités des démocraties à prendre les mesures nécessaires et ne voient d’issue que dans l’imposition de mesures autoritaires sont les partisans d’un éco-fascisme. Selon Peter Staudenmaier[18], l’idéologie éco-fasciste serait née dans la première moitié du 20ème siècle en Allemagne. Ce courant de pensée considère que les activités humaines font peser des menaces sur la planète Terre et qu’il est donc nécessaire de protéger son groupe humain (les occidentaux à l’origine) face à la compétition des autres groupes (le reste du monde). Contre l’abandon d’une part de liberté, les défenseurs de l’éco-fascisme promettent la sauvegarde du niveau de vie en échange d’une probable liquidation d’une part de la population mondiale sur la base d’une différenciation raciale. Mélange de nationalisme et de rejet de la modernité industrielle et urbaine, cette idéologie prône le retour à la nature dans une forme de populisme mystique.

À l’opposé de ce nouveau fascisme, les défenseurs de la décroissance croient en la possibilité de réaliser une utopie conviviale[19]. Le programme d’une telle politique est en effet paradoxal car la réussite de la mise en place de mesures réalistes et efficaces ne peut se faire que par la réalisation d’une utopie : la construction d’une société alternative.

Le pari de la décroissance est tout autre : l’attrait de l’utopie conviviale, combiné avec le poids des contraintes au changement, est susceptible de favoriser une « décolonisation de l’imaginaire » et de susciter suffisamment de comportements vertueux en faveur d’une solution raisonnable : la démocratie écologique locale. Pour cela, une « décolonisation de l’imaginaire »[20] est nécessaire pour influer de manière volontaire les changements de comportements vertueux nécessaires et l’instauration d’une démocratie écologique locale.

La réponse locale offre la voie de la décroissance la plus réaliste et la plus engageante pour le citoyen moyen qui souhaite se réapproprier son avenir. Du nombre de Dunbar représentant la taille maximale pour maintenir la cohésion dans un groupe humain (environ un millier pour un réseau de coopération politique[21]) à la « confédération de dèmoi » de 30 000 habitants environ proposée par Takis Fotopoulo[22], de nombreuses expérimentations seront nécessaires pour déterminer le meilleur mode d’organisation adapté à chaque territoire. Selon Alberto Magnaghi, l’objectif principal de ces petites démocraties devrait être de reconstruire les systèmes environnementaux et territoriaux dévastés et contaminés par la présence humaine[23]. Le changement viendrait ainsi de la base de la société plutôt qu’imposée par le haut par l’État.

C’est dans cette optique que depuis quelques années, des communautés se constituent et se rassemblent autour d’un projet de vie commun qui aboutit à la création de lieux de vies écologiques. Ces lieux, le plus souvent appelés éco-villages, sont définis par Robert Gilman comme des « établissements humains intentionnel, urbain ou rural réalisés à échelle humaine disposant de toutes les fonctions nécessaires à la vie, dans lequel les activités s’intègrent sans dommage à l’environnement naturel tout en soutenant le développement harmonieux des habitants »[24]. L’un des aspects fondamentaux de ces lieux est que les prises de décisions se prennent de manière collégiale sur les principes de la démocratie participative. Dans un éco-village, l’individualisme qui prime dans la plupart de nos sociétés laisse la place à la solidarité et l’entraide.

Le fleurissement de ces éco-villages et de ces éco-lieux un peu partout dans les démocraties occidentales est-il le signe d’un début de changement de nos modes de vie ?

Seul l’avenir nous le dira…

 

Sources :

[1] Meadows, D.H., D.L. Meadows and J. Randers. 1972. Limits to Growth. Universe books.

[2]« Disons-le carrément : il faut réduire notre croissance économique, pour y substituer la notion d’une autre culture, du bonheur, du bien-être », entretien au Nouvel Observateur du 12-18 juin 197 cité dans L’écologiste, octobre 2002, p.67

[3] AMAR, André, « La croissance et le problème moral », Cahiers de la Nef, « Les objecteurs de croissance », n°52, septembre-novembre 1973, p.133

[4] GORZ, André/BOSQUET, Michel, Écologie et politique (1975 et 1977), Paris, Seuil, 1978, p.87

[5] Depuis l’effondrement du bloc soviétique et la fin de l’URSS, le capitalisme s’est imposé dans la grande majeure partie du monde.

[6] Entre 2 et 5 planètes Terre en 2019 selon les chiffres du Global Footprint Network.

[7] LATOUCHE, Serge, « Vers une société d’abondance frugale ». Contresens et controverses sur la décroissance, Fayard / Mille et une nuits, 2011, p.208

[8] https://reporterre.net/La-penible-conclusion-d-une-COP-calamiteuse

[9] Voir la carte suivante : https://www.challenges.fr/monde/les-frustrations-alimentent-les-revoltes-de-la-planete_687228

[10] Statut intermédiaire entre le citoyen et l’esclave réservé aux étrangers.

[11] MOUHOT Jean-François, Des esclaves énergétiques, éditions Champ Vallon, 2011

[12] https://1000-idees-de-culture-generale.fr/democratie-platon/

[13] https://www.contrepoints.org/2012/09/15/97415-tocqueville-prophete-de-la-democratie-despotique

[14] https://jancovici.com/recension-de-lectures/societes/de-la-democratie-en-amerique-alexis-de-tocqueville-1840/

[15] https://www.les-philosophes.fr/tocqueville/de-la-democratie-en-amerique/site-vente-livres/Page-6.html

[16] https://deconstructionhomme.com/2018/07/17/le-despotisme-eclaire-de-la-technique-le-nouveau-conseiller-du-prince/

[17] https://www.institutmontaigne.org/blog/les-paradoxes-de-la-revolution-verte-chinoise

[18] STAUDENMAIER, Peter, « Ecofascism, Lessons from the German experience », 1996.

[19] LATOUCHE, Serge, Le Monde Diplomatique, Novembre 2005, p.1, 26 et 27

[20] LATOUCHE, Serge, « Pour une société de décroissance », Le Monde Diplomatique, Novembre 2013, p. 18-19

[21] http://www.lifewithalacrity.com/2004/03/the_dunbar_numb.html

[22] Takis Fotopoulos, Vers une démocratie générale. Une démocratie directe, économique, écologique et sociale, Seuil, Paris, 2001, p. 215.

[23] Alberto Magnaghi, Le projet local, Mardaga, Bruxelles, 2003, p. 38

[24] Robert, Gilman. “The Eco-village Challenge.” Context: Summer 29, 1991, no. 2, 10.

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