Article de Nathalie Boutte (RSEDD 2018)

 

A l’heure du management bienveillant et de la recherche du sens au travail, de l’innovation sociale, dans un environnement d’économie collaborative, réapparait comme un retour vers le passé et au XIXème siècle,  du travail à la tâche, induit par le capitalisme de plateforme. De fait, le passé n’est pas forcément, ou nécessairement un guide pour l’avenir.

Certes les plateformes numériques sont une véritable innovation technique, toutefois, elles ont ouvert un espace dans lequel toutes les règles du jeu, en matière de travail et d’emploi, sont rebattues. L’on rentre dans une nouvelle forme de division internationale du travail permise par le numérique à travers les plateformes et débouchant sur un prolétariat numérique mondialisé.

 

D’où vient le concept de plateforme ?

Le concept de plateforme vient du XVIIème siècle, issu d’un concept politique promu par un mouvement politique, les proto-communistes, qui a émergé en Angleterre, sur la base d’une intention programmatique qui renvoie à la mise en commun des biens par l’abolition de la propriété privée, tout en cassant la logique du travail par sa libération tout en empêchant la pénibilité du travail. L’idée noble prônée était de créer une richesse qui soit un trésor commun pour toute l’humanité.

Aujourd’hui, les plateformes (Google, Amazon, UBER….) ont dévoyé le concept, en communiquant sur une mise en commun des biens, des services, mais de façon détournée, pour en obtenir un profit, soit une finalité capitaliste. Sur les plateformes, la gratuité n’existe pas. Tout comme l’attaque d’UBER sur le code du travail, pour dire non au travail subordonné, pénible… mais au nom d’un travail sans encadrement légal, sans protection sociale, sans tutelle.

 

Nouveau business model :

Les plateformes numériques ne sont pas des entreprises classiques, car elles sont en même temps une entreprise et un marché. Elles ont changé leur business model en l’orientant sur l’Intelligence Artificielle, puisqu’elles portent le programme politique de l’automation généralisée, de la « machine learnisation » du monde. De fait, elles touchent tous les secteurs d’activité, en passant par la finance, tout comme l’agriculture, et agissent avec une tendance monopolistique. Sans parler de la concurrence acharnée qui existe entre elles, traduite par des fusions acquisitions, comme celle de LinkedIn par Microsoft, de WhatsApp par Facebook.

L’économie 2.0 constitue aujourd’hui, l’un des principaux leviers de la croissance internationale, mais questionne en matière de viabilité économique, politique et sociale du modèle sur lequel elle repose. Au regard de la centralisation, l’extraction et le contrôle d’un nombre astronomique de données qu’elles réalisent et qui le sont souvent sans l’accord explicite des utilisateurs concernés, sachant que ces données sont les principales ressources du Web, dont la valeur est virtuelle.

 

Mais de quoi parle-t-on ?

De « Digital Labor » comme l’explique Antonio Casilli dans son livre “en attendant les robots” dont la traduction mot à mot est : travail numérique, mais plus particulièrement, le travail du doigt, pour le mouvement actif du digitus, le doigt qui sert à cliquer, “comme un mouvement de mise en tâches (tâcheronnisation) et de mise en données (datafication) des activités productives humaines à l’heure de l’application des solutions d’intelligence artificielle”. L’on retrouve bien une assimilation au travail puisqu’il y a production de valeur, toutefois elle est soumise à des métriques de performance au travers d’indicateurs de réputation.

 

Comment se traduit le Digital Labor ?

Trois types de tâches seraient ainsi mis en évidence, en premier lieu, le travail à la demande dans le cadre d’une économie collaborative, soit la mise en relation de demandeurs et fournisseurs potentiels de prestations (ex : UBER ou Deliveroo), pour la réalisation de tâches manuelles de tout ordre, que ce soit de l’hébergement, de la livraison, de l’aide à la personne… Ce type de tâche revêt deux facettes, l’une visible, la réalisation physique de la tâche et l’autre invisible, qui repose sur les données numériques produites par les utilisateurs de l’application, que sont les chauffeurs et les passagers dans le cas d’UBER.

Ensuite, le deuxième type de tâche est le micro-travail, plus exactement, le travail des foules (crowdworking) c’est-à-dire une activité en ligne octroyée via une plateforme dédiée, une sorte d’agence intérim mondiale. La promesse qui est faite par les plateformes, est celle de marchandiser le temps perdu, et l’on s’engage à réaliser un ensemble de micro-tâche dans un temps donné contre une micro rémunération. Les plateformes jouent ainsi, le jeu de mise en relation entre les travailleurs et les entreprises ayant besoin de personnes pour accomplir des tâches répétitives et fastidieuses, sans qualification requise, seulement savoir lire et écrire et avoir une connexion internet. Ce type de travail est lié à la pratique du « calcul assisté par l’humain » (human based computation), où les humains vont réaliser des tâches que les machines ne peuvent encore exécuter.

Le troisième type de Digital Labor, est le travail social en réseau, dont la fourniture de contenus pour les réseaux sociaux est effectuée le plus souvent gratuitement et valorisée financièrement par les plateformes. (Facebook a réalisé en 2014, 3,36 milliards $ de résultat avec 4000 salariés.)

 

Quelles en sont les valeurs associées ?

Ces trois types de travail ont en commun que la valeur produite est captée par les plateformes au détriment des travailleurs indépendants puisqu’ils ne sont pas salariés. Elle revêt trois formes distinctes, comme le souligne Antonio Casilli, tout d’abord, une valeur de qualification issue du travail effectué par les usagers, ce qui permet aux plateformes d’améliorer leur architecture technique. Ensuite, une valeur de monétisation par le ciblage publicitaire des usagers grâce aux données revendues directement ou indirectement aux publicitaires. Et enfin, une valeur d’automation par l’entrainement des algorithmes, ou la constitution de base de données dans le cadre de « deep learning », apprentissage approfondi, pour l’Intelligence Artificielle.

 

Les impacts mondiaux du Digital Labor : une nouvelle division du travail

La « plateformisation » a permis grâce au Digital Labor de jouer un rôle de facilitateur d’une exploitation à distance par une liberté de circulation virtuelle de la main d’œuvre planétaire en échappant au présentiel de la population. Toutefois, cela a conduit à une nouvelle division internationale du travail en creusant les inégalités nord/sud. Les tâches les moins nobles sont généralement attribuées aux pays asiatiques ou africains, avec une prépondérance pour la Chine, qui exploitent les « clickworkers » au sein de ferme à clic. Ces fermes sont des salles frigorifiées, équipées d’ordinateurs, de smartphones, où des centaines de personnes, dans des conditions très difficiles, cliquent sur des applications, des pages web, des posts sur Facebook, des vidéos pour faire monter les compteurs d’une marque. Cette division est possible au regard des faibles montants de rémunérations pratiquées dans les pays concernés.

 

Dumping social numérique à l’échelle mondiale :

Antonio Cazalli apporte l’exemple du coût d’un clic en France, pratiqué lors de la dernière campagne électorale, les socialistes ont payé le clic à 0,70€ tandis qu’au Pakistan il faudrait 500 clics pour atteindre les 0,70€.

 

Terreau du déploiement : l’invisibilité

Au regard de l’ampleur mondiale du phénomène, les plateformes usent et abusent de leur statut. Les « clickworkers » n’ont pas d’interlocuteurs, la relation s’établit avec la machine seulement. De même, qu’ils ne connaissent pas le client pour lequel ils effectuent les tâches, ni la finalité de ses dernières. Cette situation génère une méconnaissance du sens de leur travail, comme une interrogation sur l’éthique de leurs propres valeurs et principes moraux. Pour accentuer l’isolement des travailleurs et jouer la carte de l’invisibilité, les plateformes les empêchent, même, de rentrer en contact entre eux.

Certains travailleurs essaient de se regrouper sur des espaces d’échange, en créant des forums. La démarche reste limitée voire entravée, dès lors que ces forums sont hébergés par ces-mêmes plateformes, qui en bannissent les perturbateurs.

 

Les débuts de la « plateformisation » :

Amazon et sa plateforme « Mechanical Turk » née en 2005 et dédiée au « micro-travail », rassemble plus de 600 000 personnes, appelés les « turkers » évoluant sur un nouveau marché celui du « gig economy », l’économie des petits boulots. Cette plateforme met en ligne des milliers d’offres d’emploi de micro-tâches (HIT Human Intelligence Task), à la seconde, à destination d’une foule invisible « les turkers » issue du monde entier et à l’affut.

En France, une start-up « Foule Factory » propulsée par Microsoft a adopté le même business model. Son accroche repose sur : « automatisez vos tâches manuelles les plus laborieuses », avec comme argument : « si vous déléguez des tâches à faible valeur ajoutée, vous pourrez consacrer plus de temps à créer de la valeur ». Pour convaincre les clients, la plateforme invoque « que 50 000 personnes en France, les « foulers » sont mobilisables à la demande, mettant leur temps et leurs compétences pour réaliser « ensemble »vos projets ».

A ce jour, on dénombre une dizaine de plateforme numérique dans le monde, sur cinq catégories, qu’elles soient, publicitaires (Google, Facebook), nuagiques (Amazon Web Services), industrielles (SIEMENS ou Général Electrique), de produits (SPOTIFY ou NETFLIX) ou encore allégées (Airbnb, Blablacar, UBER, Delivroo).

L’OIT (Organisation Internationale du Travail) a fait une estimation de la population concernée par cette forme de travail et pose le chiffre de 45 à 90 millions de personne dans le monde, d’après une enquête qu’elle a mené auprès de 3500 travailleurs du clic provenant de 75 pays différents, en 2015 et 2017, et axée principalement sur les conditions de travail.

 

Quel est le mode de rémunération ?

Dès lors que la tâche est réalisée, et validée par celui qui la commande, elle est payée via la plateforme. Le tarif appliqué varie d’un pays à l’autre, il est d’environ 0,03€ pour traduire une fiche produit de l’arabe vers l’anglais, de 0,05€ pour vérifier les images et  mots clés d’un site de commerce, et 13€ pour retranscrire 2 heures d’enregistrement audio (équivalent à 15 heures de travail). Comme l’exprimait Marx dans « Le capital », le salaire aux pièces est la forme de rémunération la plus convenable au mode de production capitaliste.

Le salaire médian mondial avoisine les 2$ de l’heure et cela quand vous percevez une rémunération, car Amazon n’effectue la rétribution que sous forme de carte cadeau, comme une récompense.

Au-delà de la rémunération, l’élément pervers qui vient enfoncer le clou, réside dans l’évaluation que fait le client sur la réalisation de la tâche. C’est le cas du travail à la demande et des plateformes de type UBER ou Deliveroo. Cette évaluation finale a deux incidences : la première sur le temps passé afin de toujours le réduire et la seconde sur l’obtention de la commission (rémunération).

 

Quels sont les profils de ces travailleurs du clic ?

En France, le profil type du micro-travailleur est une femme vivant en zone urbaine, qui a entre 25 et 44 ans, plus diplômée que la moyenne, avec au moins une licence. Elle consacre moins de 3 heures par semaine aux micro-tâches, plutôt les jours ouvrés et pas le week-end.

Pour une rémunération en moyenne de 21€ par mois, avec une amplitude large allant de quelques centimes d’euros par mois à plus de 1000€ par mois. La motivation première du travailleur du clic étant l’argent, un revenu complémentaire pour payer le loyer, car en majorité les travailleurs du clic sont salariés par ailleurs. (40% en CDI et 71% à temps plein – Source étude DIPLAB en 2017 auprès de 1000 « foulers »).

Toutefois, on peut caractériser les profils sur trois niveaux, en premier celui de personnes diplômées qui n’ont pas besoin de revenu complémentaire. En deuxième profil, celui de ceux qui ont besoin d’un revenu complémentaire et qui planifie environ 1 à 2 heures par semaine dédiées aux micro-tâches. En dernier, les usagers intensifs, ceux qui passent leur journée à attendre devant leur ordinateur pour effectuer des tâches dont la source de revenu est essentielle, car sans emploi, ils représentent 5% des usagers. L’étude Diplab évalue à 260 000 le nombre de travailleurs du clic à travers les plateformes, en France, dont 15 000 très actifs (au moins une fois par semaine) et 50 000 réguliers (une fois par mois), le reste de la population étant sur une pratique occasionnelle.

 

Le remplacement de l’homme par la machine ?

Comment appréhender l’Intelligence Artificielle, comme un futur destructeur d’emploi ? ou comme l’avenir de l’homme en général et du travail en particulier ?

De fait, la question que tout le monde se pose : Que deviendra le travail humain quand il sera remplacé par le travail de l’IA ?

Or, ce que l’on constate aujourd’hui, c’est que l’IA permet le développement du “digital labor”. C’est-à-dire un ensemble de tâches informatiques qui ne peut être totalement délégué à des ordinateurs ou des robots. Les failles de l’innovation sont nombreuses et doivent être constamment palliées par un recours intensif au travail humain, pour à la fois les entrainer, les cadrer et fournir les machines en données fiables. Donc cela reste une affaire d’humains, car il faudra encore des humains volontaires pour simuler la machine, et de fait, ce seront des humains qui alors voleront le travail des robots.

 

Les enjeux sociaux :

Aujourd’hui de nombreux conflits sociaux émergent, naissent, même s’ils n’arrivent pas encore à se concrétiser, ils sont là, présents. Cette foule mondiale de travailleurs du click ne sera pas remplacée par l’IA, car chaque jour on repousse l’horizon de l’automation en créant de nouveaux services automatiques, soi-disant automatiques, qui ont un besoin toujours croissant d’humains. De fait, les enjeux sociaux qui se jouent actuellement, seront les enjeux majeurs de la prochaine décennie.

 

Les dérives :

Une transformation profonde de l’économie, car les entreprises traditionnelles viennent s’engouffrer dans la brèche, en adoptant elles aussi ce modèle. Des plateformes industrielles ont été créées pour coordonner la réalisation de biens en s’interposant au travers de leurs algorithmes dans les relations entre les acteurs du système tout en prélevant une taxe sur la valeur ajoutée produite.

L’OIT (Organisation Internationale du Travail) pose le constat que la majeur partie des tâches confiées concernent la modération de contenus auprès d’un public diplômé, sans apport de valeur ajouté, mais ayant des répercussions fortes sur leur état psychique, générant des états post-traumatiques, car confronté aux contenus les plus sombres du web (images de torture, massacre, pédopornographique).

Les précautions juridiques prises par les plateformes pour se protéger reposent sur des clauses de confidentialité et de non divulgation des contenus visionnés et des conditions de travail exercées.

Paradoxe de la situation, certaines couches de la population des travailleurs du clic approuvent ces conditions au regard d’une liberté totalement leurrée, grâce à un statut d’auto entrepreneur imposé, dégagé de toute garantie sociale. Sous le prisme de la flexibilité, le travailleur du clic en oublie qu’elle fonctionne à double sens. Bien que des effets importants sont déjà relevés, en matière de risque de paupérisation de dépendance économique, d’intensification de rythme et de stress au travail accentuant la porosité entre la sphère privée et professionnelle, mais aussi une amplification des risques psychosociaux, sans parler des risques pervers d’une mauvaise notation des clients générant une déconnexion automatique totale ou momentanée du service de la plateforme.

L’économie numérique n’est pas synonyme de virtuelle, car des conséquences bien réelles sur l’économie et l’environnement sont enregistrées, comme celle de l’utilisation de 10% de l’énergie électrique mondiale pour son fonctionnement.

 

Les solutions possibles :

 Antonio Casilli met en évidence trois types d’initiatives pour contrecarrer :

  • Faire intervenir les syndicats pour défendre et protéger les travailleurs du clic (ex : Force Ouvrière en France, IGEMETAL en Allemagne : première plateforme pour les travailleurs des plateformes : combattre le feu par le feu)
  • Le coopérativisme de plateforme : introduire une architecture de la propriété qui ne soit pas obligatoirement la propriété privé. (ex : coopérative de l’Economie Sociale et Solidaire qui se « plateformise »)
  • L’approche des communs, dans le cadre d’une réflexion en cours, revenir au projet politique initial avec une mise en commun des richesses. Considérer la plateforme comme un commun naturel, une richesse collective avec des modalités de nouvelles redistributions de la richesse produite. (ex : le revenu universel numérique : faire revenir à la collectivité une partie de la richesse produite collectivement ; comment taxer les GAFAM ? taxation sur le travail invisible du Digital Labor)

Une première action juridique a été lancée par une modératrice de Facebook en l’attaquant  en justice pour non protection du salarié via une cellule psychologique.

L’ONU s’est penchée sur la problématique et en tire des conclusions alarmantes, elle appelle à une régulation urgente des conditions de travail de cette économie parallèle.

 

« Nous croyons être libres parce que nous sommes conscients de nos pensées et de nos actes, alors que nous sommes ignorants des causes qui nous déterminent à penser et à agir » Spinoza

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