Ouvrage coordonné par Jean François Toussaint, Bernard Swynghedauw et Gilles Boeuf

Introduction de l’ouvrage

La question « L’homme peut-il s’adapter à lui-même ? » n’est pas le titre d’un essai désespéré rédigé par un auteur misanthrope dans ses plus sombres heures. C’est la problématique d’un colloque qui fût organisé au Muséum National d’Histoire Naturelle les 29 et 30 octobre 2010 et d’un ouvrage publié à la suite de ce colloque en 2012.

L’ouvrage rassemble les contributions d’une vingtaine de scientifiques et d’experts renommés issus de disciplines variées (génétique, paléoanthropologie, ethnobiologie, climatologie etc.). Jean-Claude Ameisen, Jacques Delors, Pascal Pick ou encore Cédric Villani font partie de ce panel. Les coordinateurs de l’ouvrage sont Jean-François Toussaint, Bernard Swynghedauw et Gilles Bœuf, enseignants-chercheurs en physiologie, médecine et biologie et respectivement Président du groupe adaptation et prospective du Haut-Conseil de la Santé Publique, Directeur de recherche émérite à l’Inserm et Président du Muséum National d’Histoire Naturelle.

L’interrogation à l’origine de l’ouvrage est aussi perturbante que fondamentale : comment l’humain s’adaptera-t-il aux auto-agressions qu’il s’inflige par la dégradation de son environnement et ses modes de vie ? Possède-t-il les ressources génétiques et physiologiques pour faire face à ces changements dans des délais réduits ? Pour y répondre, les rédacteurs présentent tout d’abord leurs analyses autour des capacités d’adaptation de l’homme, puis à propos de l’environnement en mutation et enfin s’expriment sur des esquisses de solutions.

Dans cet article, je présenterai d’une part les points saillants de l’ouvrage et d’autre part ses limites.

I. Les éléments marquants

L’ouvrage met en évidence la forte interdépendance entre l’homme et son environnement. L’épigénétique montre que des événements de toutes natures, délétères ou favorables, sont archivés dans notre génome et responsables d’effets à long terme. Notre intestin est un écosystème remarquable en termes de biodiversité. Notre espèce a co-évolué avec d’autres espèces dont l’espérance de vie a également augmenté en quelques décennies. Notre espèce a connu une expansion phénotypique importante dans la mesure où les variations nous sont demeurées favorables. Ainsi l’espérance de vie a augmenté au même titre que l’ensemble des records du monde. Néanmoins, « notre progression commence à ralentir nettement et les conditions de notre croissance semblent s’évanouir, alors que nous restons dépendants de facteurs environnementaux qui nous obligent plus que jamais » (Jean François Toussaint).

Parallèlement, l’ouvrage rend compte de l’ampleur des changements environnementaux auxquels nous faisons face. Notre environnement est en mutation rapide sur le plan climatique, nous connaissons une chute inédite de biodiversité, un épuisement de la ressource halieutique, des terres arables etc. Or, nous sommes en partie responsables de ces mutations environnementales. A l’ère de l’anthropocène, l’activité humaine est considérée comme le principal moteur d’évolution de la planète. Nous avons donc tendance à sous-estimer nos impacts sur l’environnement et donc notre responsabilité. C’est pourquoi les chercheurs s’interrogent : « saurons-nous (…) mériter le terme de sapiens dont nous nous sommes attitrés ? ».

Le terme « adaptation » est questionné de manière récurrente tout au long de l’ouvrage. Il existe plusieurs formes d’adaptations (génétique, phénotypique…) à plusieurs échelles de temps (la seconde, l’heure, le mois, le siècle…). Le corps humain est « une mosaïque » où se mêlent les adaptations mais aussi « les maladaptations, transaptations, exaptations, contraintes historiques et architecturales » de sorte que « tout n’est pas « adapté » » (Guillaume Lecointre). Il serait plus juste, d’après Michel Morange, de dire que « l’animal survit dans son milieu ». La problématique serait davantage la suivante : « quelle est la survie de l’homme dans son nouvel environnement ? ».

La notion de limites est centrale dans l’ouvrage. Il est question non seulement des limites du corps, des capacités d’adaptation de l’homme, de notre plasticité phénotypique, des écosystèmes, mais aussi des limites de nos capacités de compréhension et de notre fonctionnement cérébral. « Nous devons prendre conscience de ce qui est adaptable et ce qui ne l’est pas » déclare Lionel Naccache à propos de notre plasticité cérébrale. L’irréversibilité de certains phénomènes est également abordée concernant par exemple l’épigénétique, la chute de biodiversité ou le dérèglement climatique. Concernant les sols « une dizaine d’années suffisent à détruire un sol dont la constitution a nécessité plusieurs dizaines de millénaires » (Daniel Nahon).

A travers les divers articles, l’ouvrage rend compte de la complexité des sujets traités, non seulement indépendamment mais aussi en esquissant des interactions possibles. Il met également en évidence l’ampleur des incertitudes relatives à la recherche scientifique en général. « Comment mesurer la diversité biologique sans connaitre toutes les espèces ? » s’interrogent par exemple les biologistes (Gilles Bœuf). L’ouvrage permet de percevoir l’étendue de notre ignorance à la fois sur les capacités d’adaptation de l’homme et sur les mutations environnementales en cours.

Les diverses contributions font ressortir l’imbrication des échelles temporelles. On passe de l’échelle de millions d’années d’évolution des espèces, du temps nécessaire à la formation des sols, à l’échelle médicale des maladies et de l’espérance de vie humaine. La vitesse des perturbations environnementales est inédite concernant le climat et la chute de la biodiversité (un taux d’extinction 1000 à 10 000 fois supérieur au taux d’extinction des précédentes crises d’extinction connues). La rapidité et la simultanéité des phénomènes revêt un caractère d’urgence préoccupant. « Il appartient aux scientifiques du XXIème siècle de sonner l’alerte de toutes les manières possibles » annoncent les auteurs dans l’introduction.

L’ouvrage fait ressortir que les bouleversements environnementaux majeurs -provoqués par l’homme lui-même- posent désormais un enjeu de viabilité à l’espèce humaine. Or, pour aboutir à un « développement viable », les enjeux soulevés par l’ouvrage sont de taille (voir encadré) et les délais réduits. Il s’agirait d’entamer littéralement un changement de paradigme.


Les enjeux pour un développement viable (d’après la conclusion de l’ouvrage)

En termes d’éthique : Substituer un mode de pensée intégré au mode de penser actuel. Respecter la diversité du vivant, modérer notre soif de dépassement. Appel à l’humilité, au partage, au respect et à l’harmonie.

En termes philosophiques : Nous faisons partie d’un système limité, l’homme est « immergé dans la nature », il n’y a pas de séparation homme / nature. La croyance en la survie exclusive de l’humanité sans les écosystèmes dont il dépend est une erreur.

En termes de communication : Les scientifiques doivent parvenir à « informer objectivement sans désespérer ». Prise de conscience de l’acuité du sujet et de l’urgence à définir des mesures efficaces concernant l’opinion publique et les politiques.

En termes politiques : Mise en place d’une gouvernance efficace pour des problématiques qui dépassent les frontières.


II. Les limites de l’ouvrage

Certaines problématiques environnementales majeures ne sont pas abordées dans l’ouvrage, par exemple les pollutions massives de l’air et de l’eau, les perturbateurs endocriniens, la déforestation ou encore l’épuisement de ressources non renouvelables dont nos sociétés ne sauraient se passer actuellement. Les dépendances actuelles de nos sociétés en énergies, matières premières ou vis-à-vis de certains écosystèmes menacés ne sont pas abordés directement. Seul le directeur scientifique de Total, Jean-François Minster, évoque notre dépendance aux énergies fossiles.

Par ailleurs, alors que plusieurs articles sont dédiés à l’évolution biologique de l’homme, les dimensions politique et économique à plus court terme ne sont abordées que rapidement. Dans son article, Jean Claude Ameisen écrit : « la manière dont nous construisons nos sociétés a des conséquences en termes de santé et de maladies ». Cet aspect mériterait d’être explicité davantage. Il n’y a pas non plus d’intervenant en sociologie ou en psychologie sociale, bien qu’ils pourraient également contribuer à la réflexion scientifique transversale sur le sujet. En 2014, Gilles Bœuf, alors détenteur de la Chaire de développement durable du Collège de France, anime de nouveau un colloque sur le même sujet et le neuro-psychiatre Boris Cyrulnik, l’économiste Daniel Cohen ou encore la femme politique Chantal Jouanno sont invités légitimement à contribuer à la réflexion.

La dimension sociale est abordée à travers les inégalités. Jean-Claude Ameisen souligne par exemple l’importance des déterminants sociaux dans la mort des enfants prématurés. Néanmoins, l’ouvrage adopte globalement une posture universaliste. L’« homme » est envisagé à travers la catégorie universelle de l’espèce humaine. Cependant certains groupes humains sont plus responsables que d’autres des mutations environnementales en cours. Le graphique sur les émissions de carbones des diverses zones géographiques du monde dans l’article dédié au dérèglement climatique l’illustre notamment. La notion d’empreinte écologique peut permettre de mettre en lumière plus largement cet aspect, mais elle n’est pas abordée dans l’ouvrage. Par ailleurs, certains groupes subissent plus fortement les changements environnementaux que d’autres. La problématique de la justice environnementale esquissée dans l’ouvrage pourrait être davantage développée. A cet égard, Jean-Claude Ameisen considère qu’il serait pertinent de nous demander dans quelle mesure « Pouvons-nous nous adapter les uns aux autres ? ».

L’ouvrage tout en étant transversal est tout de même compartimenté. Chaque contributeur expose sa vision, mais peu d’articles rebondissent sur les enjeux mentionnés par d’autres. Les quelques fragments de débats reportés ne portent que sur la deuxième partie de l’ouvrage et ne sont pas reliés directement aux présentations. Il serait possible d’établir plus de liens et d’échanges entre les disciplines. Suite aux articles sur les mutations environnementales, de nouvelles interrogations émergent : comment l’humain s’adapterait-il à une évolution brutale du climat ou à une perte de biodiversité ? En 2014, le colloque donné au Collège de France est ponctué justement de tables rondes et d’une synthèse préalable à la conclusion. Une manière de parvenir à tisser davantage de liens pourrait également être de changer l’ordre des sujets abordés dans l’ouvrage. C’est-à-dire de traiter d’abord de l’environnement en mutation, puis des capacités d’adaptations de l’homme.

Enfin, devant le caractère crucial des questions posées et des enjeux soulevés, une interrogation soulevée par Claudine Julien reste en suspens : « Qu’est-ce qui fait que la conscience d’un danger entraine le passage à l’acte ? ». La question sonne comme une ouverture à l’ouvrage. Pourtant des études sont régulièrement menées sur le sujet, et l’un des auteurs, le philosophe Jean-Pierre Dupuy, a notamment contribué à alimenter la réflexion dans un essai publié en 2002 « Pour un catastrophisme éclairé ». Il nous dit qu’il est désormais impératif de “croire en ce que nous savons”.

Léonore Charpentier

Sources :

Jean-François Toussaint, Bernard Swynghedauw, Gilles Bœuf, L’homme peut-il s’adapter à lui-même, éditions Quae, Editions Cirad, Ifremer, Inra, Irstea, Versailles, octobre 2012

La rédaction de Allodocteur.fr, reportage Le corps peut-il s’adapter au réchauffement climatique?, en présence du Dr Alain Froment, de Jean-François Toussaint, de Cyril Schmit, France Télévisions, France 5, Mis à jour le 07/12/2015, publié le 07/12/2015, URL : http://www.francetvinfo.fr/sante/environnement-et-sante/le-corps-peut-il-s-adapter-au-rechauffement-climatique_1211121.html

Gilles Bœuf, L’homme peut-il s’adapter à lui-même ?, Conférence d’honneur dans le cadre du Forum EDS Universitaires et Développement Durable: Développement durable et biodiversité: le rôle des universitaires, Institut Hydro-Québec en environnement, développement et société de l’Université de Laval, 2013, juin 2013 : https://www.youtube.com/watch?v=0J7DtdE52Rs

Gilles Bœuf, Chaire de Développement Durable au collège de France, colloque « L’homme peut-il s’adapter à lui-même ? », Collège de France, 2013-2014, URL : https://www.college-de-france.fr/site/gilles-boeuf/symposium-2014-05-22-09h00.htm

Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, 2002

Entretien, Jean-Pierre Dupuy : “Parce que le pire est inéluctable, on est forcé d’agir.”, Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard, Télérama, Article Publié le 01/05/2009. Mis à jour le 13/03/2011, URL : http://www.telerama.fr/idees/jean-pierre-dupuy-il-faut-garder-les-yeux-sur-le-scenario-du-pire-parce-qu-il-est-ineluctable-on-est-force-d-agir,42215.php

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